Lorsque je présente les notions liées à la mémoire motrice à des musiciens (répéter nos réussites ; éviter les changements de doigtés ou corrections de dernière minute dans des passages difficiles ; comprendre qu’on « apprend » nos défauts de posture), on me demande souvent comment corriger des problèmes très anciens de posture ou de jeu, donc de mauvais apprentissages sur le plan moteur qu’on a malheureusement consolidés au fil du temps. Chercher à corriger ceci nous fait souvent réaliser pleinement la portée de l’adage « Le naturel revient toujours au galop ». Par exemple, demander à un élève de baisser son épaule en jouant va souvent entrainer une réponse comme « D’accord, je vais faire attention ». L’élève joue ensuite quelques mesures avec une épaule corrigée eeeeeeeeet bing ! L’épaule est de retour en l’air :).
Si on prend la logique de l’apprentissage moteur à la lettre, en répétant un mauvais doigté 10 fois de suite, on aura besoin de 11 répétitions avec le bon doigté pour effacer le mauvais apprentissage — et on commence alors le nouvel apprentissage en accumulant les répétitions du bon doigté. Tout aussi logiquement, une musicienne qui joue depuis des années avec une épaule fautive va me demander « Est-ce que ça va me prendre des années avant de corriger mon défaut ? ». (Question souvent posée avec une panique contrôlée évidente dans la voix…) La réponse est oui et non. Oui, cela prendra du temps pour corriger un défaut si ancien, mais tout n’est pas perdu. Je vous propose ici deux avenues pour corriger les anciens défauts de posture tenaces.
La première avenue évite une attaque frontale du défaut dans notre répertoire actuel en travaillant simplement du nouveau répertoire. Plus précisément, on peut profiter de la « page blanche » que représente une nouvelle pièce pour apprendre de la nouvelle musique, mais en faisant très attention de ne pas répéter l’association malheureuse qu’on a faite auparavant avec le défaut à corriger. Ainsi, on repart à zéro, sans le défaut ! Cependant, ce défaut va assurément se pointer le bout du nez pendant les répétitions de la nouvelle pièce, mais on peut le garder toujours à l’œil pour apprendre la nouvelle musique en l’associant avec les bons mouvements et avec une bonne posture. En résumé, si on veut rebâtir notre technique de A à Z, mieux vaut le faire avec du répertoire totalement nouveau (et pas trop difficile !) que de désapprendre et réapprendre du répertoire déjà appris, ce qui sera beaucoup plus long et fastidieux. Imaginez que vous arrivez en voiture à un carrefour où vous avez le choix d’aller à droite ou à gauche. Admettons que vous prenez à gauche et que vous réalisez après 30 minutes de route que vous devez faire demi-tour et aller plutôt dans l’autre direction. Il est impossible de corriger notre erreur sans refaire 30 minutes de route en revenant sur nos pas : c’est immanquablement une heure complète perdue avant même de prendre le bon chemin. L’analogie s’applique avec notre répertoire. Pour jouer aisément une pièce apprise depuis longtemps sans le défaut de posture, il faut commencer par désapprendre le défaut en luttant contre le réflexe installé (faire demi-tour), et c’est seulement lorsqu’on aura passé un certain temps à corriger le défaut qu’on commencera à consolider le nouveau réflexe de jeu (commencer à rouler dans la bonne direction après avoir repassé le carrefour).
Mais qu’en est-il si on doit absolument conserver notre répertoire ? On ne peut pas toujours se payer le luxe d’un nouveau départ avec du répertoire entièrement nouveau. C’est ici qu’arrive la poche de thé.
Imaginez que vous mettez une poche de thé dans une tasse d’eau chaude. Juste avant que vous déposiez la poche dans l’eau, l’eau est claire. Dès qu’on dépose la poche de thé, on voit la couleur de l’eau changer progressivement et elle devient éventuellement presque opaque. De la même façon, vous allez « infuser » progressivement votre jeu avec la conscience du défaut de posture à corriger. Pour ceci, vous pourriez vous consacrer entièrement à ce défaut, 10 minutes par jour. En passant, des défauts de posture limitent beaucoup l’aisance avec laquelle vous jouez et ne disparaitront certainement pas alors que vous travaillerez du répertoire de plus en plus difficile ; le défaut va plutôt vous limiter de plus en plus. Considérant ceci, consacrer 10 minutes par jour à sa correction peut vous apporter des bénéfices à long terme beaucoup plus grands que l’effort demandé à court terme.
Pendant ces dix minutes, votre tâche sera simple : jouer des passages faciles de vos pièces, des exercices techniques de base ou encore des passages difficiles de vos pièces en utilisant la stratégie des points d’orgue. L’objectif est de jouer quelque chose avec une facilité qui vous permet de consacrer 1 % de votre attention au jeu et 99 % de votre attention à garder le défaut à l’œil.
10 minutes. C’est tout. Dat’zit comme disait Molière. Pour le reste de la journée, on joue comme d’habitude.
Qu’arrivera-t-il lors de votre première journée à tenter ce défi ? Vous ferez votre défi et, pour le reste de la journée, vous allez jouer comme d’habitude et vous penserez 1 fois ou 2 à corriger votre défaut. Le lendemain, vous referez le défi, et vous penserez ensuite 3 ou 4 fois à corriger le défaut pendant votre journée normale. Le surlendemain, 5 fois, puis 8 fois, puis 12 et éventuellement vous aurez constamment votre défaut à l’œil jusqu’au jour où vous réaliserez que votre défaut n’apparaît plus même lorsque vous n’y portez plus attention volontairement.
Aéroport et blessures
Pourquoi notre défaut revient-il tout le temps ? Pourquoi ne réalise-t-on pas par nous-mêmes qu’il est là ? C’est assez simple : on a tellement souvent la sensation de jouer avec ce défaut que notre cerveau ne le détecte plus. C’est le même phénomène que les gens qu’on croise dans nos vies et qui vivent près d’un chemin de fer ou d’un aéroport. La question classique est « Ça ne te dérange pas ? » et la réponse classique est « Je ne l’entends plus ! ». Le cerveau de la personne est tellement habitué à entendre l’avion décoller ou le train passer que l’information n’est même plus traitée comme une nouveauté par le cerveau et la personne n’y porte plus attention. Ça passe sous le radar. Le même phénomène survient avec nos défauts de posture.
J’ai mentionné plus haut que nos défauts de posture limitent la bonne mécanique de nos mouvements, mais c’est le meilleur des mauvais scénarios. Même si on ne porte plus attention à notre défaut de posture, il demeure que les muscles impliqués dans le défaut travaillent pour rien ou travaillent mal, et ainsi arrive la possibilité de blessures. C’est pourquoi je suggère souvent aux musiciens à qui j’enseigne que les blessures d’usure liées au jeu instrumental (tendinites et autres qui sont le résultat de mouvements répétés) sont des « tensions apprises ». J’insiste sur le mot « apprises » puisque les mouvements impliqués dans ces défauts posturaux ont été répétés et donc consolidés ; ils font partie des informations qu’on a intégrées en même temps qu’on apprenait des notes, des accords, des doigtés, des coups d’archet ou des paroles. Si vous souffrez de ce genre de problème, ce n’est pas un petit thé qui va tout régler ! Allez consulter un spécialiste et prenez les mesures nécessaires. Vous pourrez reprendre les stratégies suggérées ici lorsqu’on vous donnera le feu vert pour recommencer à jouer.
Les conseils que je vous ai donnés ici visent à maximiser l’efficacité de vos mouvements dans le jeu et limiter les effets négatifs des défauts posturaux. Or, cette conscience de la posture et des mouvements efficaces est généralement le premier élément qui disparait de notre attention lorsqu’on s’attaque à du répertoire trop difficile. Ainsi, choisir du répertoire dont le niveau de difficulté nous convient aura des effets bénéfiques à très long terme.
Vous me direz que vous jouez du piano, de la flûte, de la guitare ou des percussions, mais c’est votre corps qui est l’intermédiaire entre votre cerveau et l’instrument !